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"L'homme dévasté" est un morceau pour petit ensemble, ondes Martenot et électroniques. Nous l'avions donné sur scène au Théâtre National de Bretagne en 2008. La partie d'onde est "folle", extrêmement vivante, spectaculaire et virtuose à certains endroits. Certains passages très lyriques y transforment les ondes en véritable "diva d'opéra", parfois difficiles à jouer, notamment pour la justesse, de terribles grands intervalles au Ruban mais en même temps, tellement jouissif parce que la difficulté technique est totalement assujettie et au seul service d'une incroyable expressivité et musicalité.
 
De mes collaborations passées, c'est une des pièces que j'aime le plus interpréter mais aussi réécouter. Un peu comme "Me and my horses" de Syd Matters dans un univers plus pop/folk... J'espère que Jean-Philippe écrira encore pour les ondes dans le futur. Il est d'ailleurs le premier compositeur que j'ai contacté afin de lui commander une nouvelle pièce avec Ondes Martenot destinée à être enregistrée sur un prochain album, et qui fera honneur au répertoire inattendu des Ondes Martenot.
Les ondes Martenot sont un instrument monodique. Je veux dire qui ne produit d'un seul son, qu'une seule note à la fois. Aussi le travail à plusieurs permet de recréer une polyphonie et une harmonie, c'est évidemment très intéressant. Dans mes travaux personnels, c'est quelque chose que j'ai pu pousser par exemple sur le premier morceau de mon premier album, "Pensées Sauvages". Ou bien plus récemment pour "Comma", également écrit pour six ondes Martenot dans sa partie finale. 
Cependant, j'aimerai parfois que la curiosité des personnes ne s'arrête pas là... Or, on a souvent un peu trop tendance à réduire l'univers des ondes à Olivier Messiaen dans le champ classique, et à Jonny Greenwood dans le champ de la pop internationale. C'est un peu dommage... Cela traduit surtout une chose ; la lacune discographique du répertoire pour ondes, peut-être liée aussi à la complexité de l'histoire de la facture instrumentale de cet instrument dans le temps. Trop peu de facteurs d'ondes, de fabricants et de restaurateurs d'anciens modèles fiables. Un instrument rendu inaccessible par sa rareté, par son prix et par sa difficile maintenance. Il y a comme un tabou qui se perpétue autour d'une facture artisanale dont on garde furieusement le secret, pourtant, tous ces secrets s'inspirent de la seule, folle et incroyable invention de Maurice Martenot et de son génie avant-gardiste. Il en est de même pour les diffuseurs, à savoir quatre diffuseurs accompagnant l'instrument original, haut-parleur, résonance, métallique et palme inventés par Maurice. Et enfin.. trop peu d'écoles et d'enseignement malgré plusieurs méthodes et courants de pensée!
 
Les ondes Martenot existent depuis près d'un siècle maintenant. Et j'ai parfois l'impression que de nombreuses connaissances en la matière sont condamnées à disparaître dans un futur proche, comme de nombreuses merveilles sont parfois englouties dans les profondeurs... Jean-Loup Dierstein, qui a longuement étudié la facture des Ondes et qui actuellement reprend les schémas essentiels en y apportant quelques modifications et améliorations sur Paris n'a pas de successeur pour l'instant. Nous ne savons pas à l'heure actuelle ce qu'il en sera de la transmission de son savoir - comme c'était déjà le cas lors de l'héritage fragile de Maurice Martenot ou d'Ambro Oliva, concepteur de l'Ondéa, une onde remarquable au début des années 90.
 
Jonny Greenwood et Radiohead ont sans doute œuvré à l'un de ces "retours de mode" de l'instrument, c'est certain ! J'en suis heureuse, d'autant que j'adore le groupe. "How to disappear completely" est un morceau incroyable, qui joue notamment sur la sculpture sonore de six Ondes Martenot mêlées aux sonorités du groupe. Le son des ondes s'entremêlent avec celui des cordes et créée un univers sonore particulier, très émotionnel, qui accompagne magnifiquement la voix envoûtante de Thom Yorke. Après la sortie de Kid A - ou d'Amnesiac, je ne sais plus... - nous avions été plusieurs ondistes invités à jouer certains morceaux de l'album pour un live à la télévision Canal +. Il y a notamment cette version : https://youtu.be/zw1kDxjDSxk ; Six ondistes, Jonny Greenwood inclus, autour de Thom Yorke. C'était évidemment un moment très très spécial... très fort émotionnellement!
Alors la musique de Danny Elfman ici lui va comme un gant. Cela donne une couleur incomparable au film. Avec son jeu unique, elle avait également une ouverture d'esprit incroyable et ce n'est au final pas étonnant de la retrouver là, à interpréter cette musique de film.
 
J'ai eu la chance de l'avoir comme professeure au Conservatoire supérieur de Paris mais aussi et surtout de continuer à travailler avec elle après mes études. Je lui dois beaucoup, notamment au niveau de mon jeu de Ruban, ainsi qu'à Françoise Cochet-Métairon, qui a été mon premier professeur au Conservatoire National de Strasbourg. J'avais lié de très belles et fortes amitiés avec Françoise et Jeanne qui ne m'ont jamais quittées et leur voix résonnent en moi encore aujourd'hui. Plus que des enseignantes, elles ont été deux "grandes dames" des Ondes, à la fois pédagogues et interprètes inimitables. Il était naturel pour moi de continuer à transmettre ce qu'elles m'avaient appris et de continuer à enseigner, ce que je fais au Conservatoire de Strasbourg depuis plus de vingt cinq ans maintenant.
 
Mais l'enseignement des Ondes Martenot ne tient qu'à un fil, et repose également sur l'évolution de la facture instrumentale dont nous dépendons cruellement pour l'acquisition d'un instrument...et aussi à la patience et la persévérance de prendre le temps de la découverte de la technique de jeu des Ondes, très exigeantes.
 
Je suis heureuse d'être un des maillons, et aussi derniers bastions qui relient l'ancienne génération de Maurice Martenot, Jeanne, Françoise... à la nouvelle génération, par ma musique et mon enseignement. Les gens ont facilement tendance à l'oublier, aux Ondes Martenot comme au Theremin, ce ne sont pas les instruments qui font la musique, mais bien les musiciens ou musiciennes qui en jouent avec leur sensibilité, leur technique et leur musicalité... Toute le monde n'est pas Jeanne Loriod, Pamelia Kurstin ou Clara Rockmore...
J'aime beaucoup dans cette Suite le choix et le mélange des timbres de l'orchestre de chambre, le dynamisme et l'énergie vitale présents dans certains passages. Il y a parfois des choses de l'ordre des effets sonores, "d'imitation ou presque de sound-design" avant l'heure au niveau de l'utilisation des Ondes, mais toujours au service d'une écriture musicale exigeante, comme dans le passage où les ondes évoquent les aboiements des chiens des Enfers, ou encore les bruits du vent.
 
C'est une pièce que j'ai eu le bonheur d'interpréter plusieurs fois en public, avec l'OCL, orchestre de musique de chambre du Luxembourg, sous la direction de David Reiland, ou encore avec l'orchestre de Besançon sous la direction de Peter Csaba... Cette œuvre est pour moi extrêmement colorée, scénique et cinématographique, on y ressent à la fois le lien très fort de Jolivet à la nature, mais aussi à la puissance divine, il y a une atmosphère magique et mystérieuse notamment dans l'ouverture de la Suite.
 
En tant que compositrice, je me sens souvent dans une dualité matière / mélodie que je retrouve dans cette pièce musicale.
Alors que Varèse l'initie également au "son-matière", à la quête de matériaux inusités, ses voyages et la visite de l'Exposition Coloniale en 1931 lui font découvrir la richesse des cultures musicales extra européennes. (les polyrythmies, les modes de compositions extra européens...) Son ambition est de restituer à la musique « son sens originel antique, lorsqu’elle était l’expression magique et incantatoire de la religiosité des groupements humains ».
 
Et il est l'un des premiers à écrire pour les ondes Martenot, également grâce à Edgar Varèse, qui bouleverse radicalement son approche de la musique. De l'enseignement de son maître, Jolivet dira plus tard : « Avant Varèse, j'écrivais avec des notes, après Varèse, je composais avec des sons ».
 
Il y a plusieurs enregistrements publiés, le plus notable à ce jour est sans doute celui avec l'ensemble de l'ORTF, et aux ondes Martenot, Ginette Martenot (la soeur de Maurice Martenot, l'inventeur de l'instrument), sous la direction d' André Jolivet lui-même.
J'ai été invitée à l'été 2021 à écrire sur les Ondes Martenot au travers de 7 pièces choisies, pour le magazine américain Soundfly :
 
https://flypaper.soundfly.com/discover/exploring-the-ondes-martenot-in-7-essential-pieces-of-music/
 
Voici la version originale en français, non éditée. Une sélection éclectique, l'occasion surtout de parler de différents sujets à propos de l'instrument, de son histoire, de sa pratique, de ses limites...
7. Roly Porter - Tleilax
 
Je cherchais enfin un morceau à la couleur plus électronique et plus physique. Dans cet univers, j'aurai également pu vous faire écouter "Goliath" avec Foudre!, mais je suis heureuse de vous faire écouter le morceau de Roly Porter, avec Cynthia Millar aux Ondes Martenot.
 
Je ne sais pas trop si c'est la boucle d'ondes autour de laquelle le morceau est construit que j'aime, ou tout l'univers sonore qui l'entoure, la matière sonore un peu brute, sorte de laboratoire de sons, ainsi que sa construction... C'est sans doute un peu tout cela à la fois..C'est comme si après une explosion atomique, il ne restait que quelques sons et bribes organiques...son très pur des ondes, très humain qui aurait résisté à la violence et le déchaînement d'une tempête . Le travail de Roly Porter est remarquable ; son dernier album, Kistvaen, est également un grand disque!
4. Danny Elfman - Mars Attacks soundtrack
 
https://youtu.be/587547idRBI
 
Avec cette musique de film, il s'agit d'un petit clin d'œil plus anecdotique, mais je crois que c'est bien que les Ondes soient présentes également dans ce genre d'orchestration et de film grand public, et qu'elles évoluent avec le temps.
 
Habituellement, je n'aime pas trop quand on associe les ondes Martenot et le theremin aux fantômes et aux extraterrestres. Mais il faut dire que c'est extrêmement tentant, et parfois assez réussi... J'avais refusé il y a quelques années plusieurs propositions de ciné-concert afin de créer une musique originale pour le film "Nosferatu" de F.W Murnau, cinéaste qui compte énormément pour moi. Avec du recul, je me dis que peut-être j'avais tort, mais j'avais peur de tomber dans une certaine facilité ou cliché, image parfois réductrice qui colle parfois trop à l'instrument.  
 
Je cherchais une musique de film récente où les ondes prennent une place centrale... Sur le plan personnel, j'aurais pu parler de "Bastards" de Claire Denis (musique de Tindersticks) ou Manta Ray d'Aroonpheng (musique de Snowdrops). J'aurais pu également parler de films plus anciens... Des films des années 30, 40... Mais bon, au final, allons-y pour les aliens !
 
Il y a quelque chose de terriblement baroque, second degré et drôle dans ce film de Tim Burton... La musique de Danny Elfman l'est également ; l'écriture musicale y est assez évidente et en même temps un peu galvaudée. Mais je crois qu'elle est sauvée par le jeu incroyablement beau, énergique et expressif de Jeanne Loriod aux ondes Martenot.
 
On reconnaît son "jeu de Ruban" parmi tous les jeux... Pour moi, personne d'autre qu'elle a réussi jusqu'ici à faire chanter ses ondes d'une aussi belle manière, avec une intensité et une expression musicale toujours au service d'une incroyable musicalité. Jeanne Loriod avait un ruban incomparable, très expressif, presque excentrique parfois, très entier. "Un vrai jeu de Diva".
5. Radiohead - How to disappear completely
 
C'est parfois un problème que d'enfermer les ondes et leur répertoire dans un écrin très resserré : et depuis des décennies, les personnes ou les journalistes ont toujours les mêmes noms qui reviennent. Ainsi, il est souvent difficile de parler des ondes sans parler de Messiaen ou de Radiohead même si ces deux noms incontournables ont fait énormément pour l'instrument et son développement, et pour le faire connaître au public !
6. Jean-Philippe Goude - L'homme dévasté
 
C'est le premier morceau auquel j'ai pensé pour cette liste de morceaux. Ce n'est pas parce que j'en suis l'interprète, mais simplement parce que j'estime et j'admire énormément l'écriture et la musique de Jean-Philippe Goude, de manière générale et plus particulièrement pour les Ondes Martenot. Je trouve qu'il n'est pas reconnu en France à sa juste valeur, et je pense qu'il est plus connu dans certains pays à l'étranger. ..
2. Marie Bernard - 8 Haïkus : No 2 L'échappée du temps
 
Voici une œuvre beaucoup plus récente. Enregistrée en 2018 je crois... C'est un des Haïkus composé pour 3 ondes Martenot et chœur par l'ondiste canadienne Marie Bernard. J'aime beaucoup ce morceau, qui est comme une petite étoile filante, lumineux et inclassable, à la lisière du classique, du contemporain et de la pop. J'aime énormément l'association du chœur avec les ondes, dont l'expressivité,la tessiture, les glissandi peuvent évidemment se rapprocher de la voix humaine. D'ailleurs, les glissandi des voix et des ondes se rejoignent à certains moments. C'est très beau et très organique, il y a même un côté un peu "sauvage et ethnique" pour moi dans cette pièce très rythmique, dynamique et percussive, autant par le choeur qui joue sur les onomatopées, que par les ondes au jeu virtuose et énergique, avec une technique de jeu qui utilise le "percuté", (sons percussifs proches des attaques de certains instruments de percussion ou l'attaque de la note devient presque plus importante que la hauteur du son.)
 
Aux ondes Martenot, c'est la  "touche d'expression" (qui pourrait être apparentée à l'archet des instruments à cordes) qui va donner les nuances, l'intensité, les phrasés, les "percutés"... elle se trouve dans un petit tiroir et elle réagit sous notre index de la main gauche. L'index de la main droite est glissé dans un anneau, encore appelé "la bague"  qui est relié de part et d'autre au ruban. Il permet un son continu, tout en glissando ou en microtonalités. Mais on peut également jouer avec la main droite du clavier. Cela nécessite une grande indépendance des mains ; la main droite agile qui court sur le clavier, alors que la main gauche sensible crée la qualité du son à l'aide de la touche d'expression. Le clavier présente également une spécificité ; il est suspendu et permet ainsi un vibrato, très naturel réalisé par l'ondiste en le faisant glisser de gauche à droite...
3. Roger Tessier - Hexade 
 
Je voulais mettre un morceau de musique contemporaine, même si cela paraît étonnant de parler de musique contemporaine pour un répertoire écrit pour les Ondes Martenot (crées en 1928). J'aurais pu choisir "Les courants de l'espace" de Tristan Murail, mais je suis heureuse de partager ici une pièce moins connue : "Hexade" de Roger Tessier, composée pour six ondes Martenot.
 
En 1971, Roger Tessier rencontre Tristan Murail, avec qui il cofonde l’ensemble L'Itinéraire.  La musique de Roger Tessier reflète son parcours riche et éclectique, mêlant instrumentarium traditionnel et lutherie électronique, plages énergiques et passages méditatifs, références aux arts visuels et à la littérature.
 
C'est une pièce étonnante et puissante, extraite du disque "Electric Dream Fantasy". L'ouverture du morceau est assez remarquable, avec un travail très intéressant sur les matières graves et les timbres mais aussi sur les "craquements". C'est un terme spécifique que l'on emploie pour les Ondes et l'on comprend rapidement que Roger Tessier connaît bien l'instrument pour utiliser cet effet puissant et tout particulier. Les craquements ont failli être supprimés à un moment donné par certains facteurs d'Ondes qui considéraient qu'il s'agissait là d'un défaut de l'instrument. Enlever cet effet aurait provoqué le fait de ne plus pouvoir jouer une partie du répertoire des Ondes Martenot (je pense notamment à des œuvres comme "Proslambanomenos" d'Alain Abbott pour Ondes Martenot solo) Heureusement, il y a eu concertation avec les ondistes avant de faire ses modifications. J'avais mis en garde et m'y était vivement opposée à l'époque, d'autant plus que j'utilise toujours cet effet que j'adore, notamment en improvisation.
1. André Jolivet - Suite Delphique
 
J'ai choisi de commencer notre voyage musical par une œuvre-clef du répertoire pour Ondes Martenot, la Suite Delphique d'André Jolivet pour orchestre de chambre et Ondes Martenot composée en 1943, créée en 1948. A l'origine, il s'agit d'une musique de scène composée pour la pièce "Iphigénie à Delphes", écrite par Gerhart Hauptmann. J'avais envie de partager avec vous la structure de l'œuvre avec ses titres très évocateurs.
 
Prélude (Aurore magique)
Les chiens de l'érèbe
Orage
Repos de la nature
Procession
Joie dionysiaque
Invocation
Cortège
 
André Jolivet est formé par Paul Le Flem et Edgard Varèse, deux maîtres aux personnalités très éloignées... André Jolivet s'inscrira dans une dualité qui probablement découle des influences dissemblables de ses deux maîtres, et de ces deux personnalités qui, en se complétant, vont donner au langage musical d'André Jolivet sa richesse et son ouverture. Il s'inscrit entre primitivisme et sophistication, complexité et simplicité, audace et tradition. Paul Le Flem lui enseigne les fondements architectoniques, l'écriture et la connaissance de la polyphonie alors que Varèse l'initie à des conceptions audacieuses de composition et d'orchestration et le met sur la voie d'une musique "incantatoire".