La musique a-t-elle le pouvoir de changer le monde ? Ou seulement l'individu qui l'écoute ?
 
   Si la musique avait le pouvoir de changer le monde, je pense que je composerais nuit et jour, sans relâche!
Mais oui, je pense qu'elle agit de différentes manières sur les individus qui l'écoutent.
J'ai parfois de très beaux témoignages de certains auditeurs qui m'écrivent et me disent que ma musique a un effet apaisant sur eux. Après la parution de l'album "Time To Die", j'avais eu un message qui m'avait beaucoup touché, à la fois fort et empreint d'humour..Il avait écrit "I love your music, please, don't die...."
De tels messages vous donnent des ailes!
 
Et enfin. D'où vient votre amour du cinéma ? Comment voyez-vous le lien entre les images animées et la musique ? L'art des bandes originales de films s'est-il perdu ou s'est-il réinventé de manière plus subtile ?
 
Peut-être dès mon adolescence, j'ai eu la chance d'avoir d'un enseignant de mon lycée, Mr. Lucas, professeur d'allemand, passionné de cinéma, de littérature et de philosophie qui a créé un ciné-club et qui m'a ouvert beaucoup d'horizons, une très belle initiation au travers de ses choix très pointus, une découverte de certaines pépites d'or du cinéma muet et contemporain. J'ai grâce à lui découvert, à l'âge de 14 ans des films de Tarkovski, "le septième sceau" de Bergman, et un film qui m'a particulièrement marqué "The Other" (1972) de Robert Mulligan dont les images me reviennent souvent en tête....
 
    Après... Je pense que, qu'il s'agisse du lien entre images animées et musique ou film et musique, il faut agir avec prudence, et tout est dans un dosage délicat, de manière à ce que la musique soit au service de l'image et qu'elle veille toujours à ne jamais écraser les images. L'important est d'aller vers un équilibre entre les deux, sachant que le film, ou les images animées sont en quelque sorte notre chef d'orchestre, et nous guident parfois, (de façon surprenante et passionnante) vers des horizons musicaux insoupçonnés.
L'attitude est différente de celle d'une composition pour un album.
 
  Et pour répondre à votre dernière question, je pense qu'il est très difficile pour moi de répondre, en question de la grande diversité des musiques de films. Mais, je pense que parfois, certains compositeurs ont tendance à utiliser trop de "recettes" toutes faites et parfois aussi ont tendance à "piller" et remanier des thèmes classiques, en les retravaillant, sans hésiter... Ou alors c'est le souhait du réalisateur, que le compositeur fasse "à la manière de". C'est parfois gênant. Pour moi, lorsque j'aborde la musique pour un film, c'est le contexte, le synopsis et l'atmosphère du film qui vont à chaque fois me guider sur le choix des instruments. Chaque film est un joyau unique et insuffle et c'est lui qui va me guider sur le choix des instruments, le style musical et l'instrumentation.
    En dehors de la musique, qui ou quoi vous inspire le plus (écrivains, peintres, poètes, etc.) ?
 
Je suis très curieuse et je m'intéresse énormément au cinéma, (je pense à mon album Time To Die qui reprenait le monologue du le film Blade Runner)  à la littérature, à l'art, la sculpture, la gravure, mais je pense qu'au final, ce sont surtout de longues promenades en forêt qui me font du bien et me donnent une force intérieure. Mais, je ne sais pas si tout cela peut s'appeler "inspiration" ?
 
  Je me demandais ce que vous pensiez de la manière dont les artistes/musiciens sont capables de générer des revenus à partir de leur art. Comment voyez-vous l'avenir dans ce domaine, qu'il soit positif ou négatif ?
 
  Je suis parfois très étonnée, peut-être impressionnée par la manière dont certains artistes gèrent leur carrière, comme de véritables hommes d'affaires.  Je pense que c'est peut-être une force que je n'ai en aucun cas...
Pour moi, il est toujours terriblement difficile d'évaluer mon travail et ma musique de façon financière.
Mais, si j'avais cette capacité, je vivrais certainement plus confortablement et peut-être plus sereinement, même si je pense que le confort ne sert pas toujours la création.
 
Revenons à la chanson titre de votre album Time To Die (2021) et à son utilisation exaltante des synthétiseurs. Pensez-vous qu'ils pourraient aider à transporter les aspects les plus traditionnels de la musique classique au XXIIe siècle, afin que la musique reste culturellement importante et radicale ?
 
Oui, je pense que c'est une voie possible. En tant qu'Ondiste et professeur d'ondes Martenot au Conservatoire de Strasbourg, c'est évidemment un sujet qui me tient à cœur, car cet instrument du vingtième siècle est un de ces ponts entre le monde des instruments traditionnels et celui des synthétiseurs. Mais pour la musique classique, il s'agit aussi d'un mode de pensée, d'une pratique instrumentale, d'un enseignement... Il n'est pas toujours facile d'avoir cette approche à 360° avec les synthétiseurs, où le geste de l'instrumentiste, le geste humain, est parfois dilué dans la technique de l'interface. Et c'est quelque chose qui me fait parfois un peu peur, la tentation de tout robotiser, de mettre de l'IA partout. Il y a sans doute quelque chose qui fascine pas mal de gens dans le fait de jouer de la musique baroque sur des synthétiseurs modulaires, ou de robotiser des pianos ou des orgues portatifs, mais cela reste souvent un simple plaisir de forme et de concept sans intérêt musical. Mais pas toujours... Par exemple, je suis très intrigué et intéressé par l'approche de Colleen. Et c'est ce que nous avons parfois essayé de faire sur "Chimères (pour Ondes Martenot)". Pour certains morceaux, comme "Comma" ou "Sirius", on peut parler de musique classique. D'autres le sont un peu moins, car il n'y a pas d'écriture. Comme le morceau "Time to Die", où je me sens plus comme un plasticien, un sculpteur, agglomérant des couches de matière sonore, acoustique ou électronique (peu importe), pour former un tout satisfaisant.
L'album fait également référence à une mine d'informations culturelles telles que la pionnière allemande de l'animation de silhouettes, Lotte Reiniger. Qu'est-ce qui, dans son travail cinématographique, vous a inspiré pour composer de la musique ?
 
  Je suis tombée en amour avec le travail et les films de Lotte Reiniger que j'ai découvert en 2011, grâce à l'invitation du festival de films de Tübingen où ma musique (en quartet contemporain) avait été repérée pour le film de Roland Edzard la Fin du Silence. La ville de Tübingen lui a consacré un magnifique petit musée, puisqu'elle est revenue mourir en Allemagne après avoir passé de très nombreuses années en Angleterre. J'ai tout de suite eu l'idée de lui rendre hommage, la mettre en lumière, elle qui a beaucoup influencé d'autres réalisateurs, tels Michel Ocelot et bien d'autres. Je voulais également ne pas choisir le plus connu de ses films, Les aventures du Prince Ahmed. J'ai visionné une trentaine de courts-métrages, afin de créer un ciné-concert mettant en scène 4 courts-métrages choisis de façon à créer des ambiances musicales très différentes, parfois poétique, un peu jazz, orientalisante, puis romantique, avec le morceau Die Jagd nach dem Glück qui, au final porte le nom du court-métrage de Lotte. C'est beaucoup la délicatesse et le travail d'orfèvre de Lotte qui m'ont inspiré..son univers, tellement poétique et aussi ma fascination pour les ombres chinoises. C'était une véritable avant-gardiste, dans "Die Jagd...."il y a également des effets spéciaux incroyables pour l'époque. J'ai aimé profondément aussi la façon dont elle aborde les contes, sans aucun aspect moralisateur, bien au contraire, et aussi en quelque sorte une féministe avant l'heure puisqu'elle met en scène, dans "Die Jagd"...une fée qui choisit son amoureux, et qui choisit de donner ou de reprendre le bonheur. Cette image du tourbillon de la terre, accompagné par cette fée espiègle m'a fortement inspiré..
     Pluie d'arbres est décrite comme une allégorie puissante et délicate de la déforestation. Pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de ce sujet et envisagez-vous un monde où il pourrait être évité ?
 
C'est un sujet qui me touche énormément évidemment, et j'ai du mal à comprendre pourquoi notre monde a autant de mal à réaliser à quel point la nature est essentielle... Elle nous émerveille par ses formes, ses couleurs...  et j'ai du mal à comprendre pourquoi, la conscience de perdre petit à petit ce trésor ne nous fait pas réagir avant qu'il soit trop tard... J'ai cependant du mal à parler de ce sujet, parce que justement, tout le monde nous parle d'écologie, mais en "faux-semblant" et les mots n'ont malheureusement pas la force des actions dans ce cas précis... Depuis bien longtemps, des personnes remarquables comme Anita Conti, Bernie Krause ou des organisations comme Sea Shepherd nous ont alertées... Je pense aussi à ce film magnifique et visionnaire Soylent Green réalisé par Richard Fleischer, sorti en 1973 qui m'a beaucoup remuée. Il y aurait beaucoup à dire sur le sujet et sur l'hypocrisie d'un monde qui essaie de nous faire croire au changement, alors que l'essentiel des préoccupations restent l'argent, le profit,..et, le pouvoir ...oubliant la magie de la nature, des fleurs, des animaux,  de la faune sauvage, des océans, des étendues de glace ou la beauté de ces grandes forêts primaires qui disparaissent...
 
Pouvez-vous nous dire pourquoi vous avez choisi Léa Barbazanges pour créer la pochette de l'album ?
 
C'est une histoire de rencontres. Avec Mathieu Gabry (Snowdrops), nous avons notre studio / local de répétition depuis plusieurs années à Strasbourg, dans un immeuble d'art où sont regroupés de nombreux artistes, pour la plupart peintres, dessinateurs ou photographes. Nous avons la chance d'être en face des locaux de HH Services, une équipe très attachante de Maîtres d'art carrossiers et restaurateurs de voitures anciennes, dont Isaak Rensing, l'associé de Léa Barbazanges. Lorsque je suis entrée dans leur atelier pour lui parler, j'ai découvert une œuvre d'art que Léa et Isaak venaient de créer ensemble, alliant leur talent et leur savoir-faire. Je suis restée sans voix, fascinée par la beauté de l'œuvre. Je suis tombée amoureuse de son univers, de la délicatesse des œuvres et aussi des textures, notamment l'évocation des plantes très présente dans son travail. Puis j'ai découvert ses "Optiques", que j'ai trouvées magnifiques, et c'est aussi une grande coïncidence qu'il y en ait 12, comme les 12 pièces pour piano de mon album. J'ai attendu un certain temps avant d'oser lui proposer une collaboration et j'ai été plus que ravi qu'elle accepte.
Bienvenue au Magazine Sixty, Christine. Commençons par votre magnifique nouvel album, Éclats (Piano Works). Combien de temps vous a-t-il fallu pour composer toute cette musique ? Et comment savez-vous que vous avez terminé un morceau de musique particulier, quelle est la conversation que vous avez avec vous-même à son sujet ?
 
    L'album "Eclats" réunit des morceaux composés à différents moments dans le temps, et s'inscrivent tous dans un premier geste musical improvisé, puis retravaillé pour certains, notamment au niveau de la structure.
Pluie d'arbres, Étreintes, et Amours étoilés sont des morceaux qui datent de l'époque de l'album Only Silence Remains. Rachel a été composé pour une pièce de Théâtre, dans la nuit, pour accompagner une scène en particulier... Finalement, chaque morceau a un peu son époque et son histoire... Lunes Orientales, un des morceaux plus anciens, avait au départ été écrit pour piano, puis adapté en Duo d'Ondes Martenot pour quelques concerts. En général, lorsqu'un morceau est abouti, le sentiment de l'avoir terminé est presque également physique, je le ressens en moi....
 
En vous écoutant jouer du piano sur Pluie d'arbres, j'oublie les autres instruments. Qu'est-ce qui, pour vous, est unique dans le piano et dans la manière dont il peut transmettre un sens ?
 
  Le piano est important pour moi dans la mesure où c'est par lui qu'enfant, j'ai été initiée à la musique.
En dehors de cela, il a une puissance et un spectre sonore très large, mais aussi cette dimension orchestrale qui est fascinante! Sous nos doigts peuvent se dessiner à la fois des mélodies, l'harmonie, et le jeu dans les cordes, ainsi que les marteaux permet d'ouvrir d'autres horizons, de sound-design, ainsi qu'un univers percussif !
Interview with Greg Fenton, Magazine Sixy
https://www.magazinesixty.com/christine-ott-qa/
 
Ici la traduction française :